Entrer dans l’atelier d’Alexandre Gazaï c’est un peu comme découvrir la caverne d’Ali Baba. Des aquarelles de Juillard ou Savard côtoient des figurines de Spirou et Fantasio, des albums grand format de Gil Jourdan font face à des portraits de Natacha… Il y a de la magie dans l’air, celle des années 50 et 60, remise au goût du jour par l’édition de somptueux albums. Bienvenue chez Golden Creek Studio !
Comment est née l’aventure de Golden Creek Studio ?
J’ai créé la société en 1987, destinée au départ pour des photos et des films. Le nom Golden Creek est un hommage à l’album de Jerry Spring, le premier western en langue française. C’était également une private joke par rapport au cinéma et à la photo, des métiers un peu fastidieux où, comme pour les chercheurs d’or, on fouille pendant des années sans être sûr de trouver un filon. C’est la même probabilité. Il y a aussi une petite allusion à Jack London, un auteur que j’ai toujours beaucoup aimé.
À la fin des années 90, quand j’ai cessé de faire des photos, une idée un peu saugrenue m’est venue à l’esprit. Comme je m’étais remis à l’aquarelle, j’ai proposé à André Juillard de concevoir un hommage à Tillieux. Il a réalisé le dessin que j’ai fait reproduire sur papier Velin, puis je me suis dit qu’il ne me restait plus qu’à l’aquareller et que cela ne prendrait que quinze jours ou trois semaines. J’ai passé finalement six mois dessus. Ensuite, tout s’est enchaîné. J’ai fait un deuxième dessin, puis un autre et au bout de 20, soit 2 800 aquarelles peintes, je me suis orienté vers l’édition d’albums, en ciblant ceux parus entre les années 1954 et 1965.
Et avant Golden Creek, vous travailliez dans quel domaine ?
Pendant des années, j’ai fait tous les métiers du cinéma, de la caméra à la réalisation. J’ai été assistant caméra et assistant réalisateur, j’ai réalisé des courts-métrages qui sont sortis en 35 mm au cinéma et à la télévision. J’ai également travaillé sur des films publicitaires, comme Directeur de Production. À l’époque il y avait énormément de travail et c’était très bien payé. Cela me permettait ainsi de financer mes courts-métrages. C’est en fait un parcours d’images. J’ai été vers la photo et les films car à 18 ans je voulais faire de la bande dessinée et je n’ai pas osé. Je venais d’une famille très bourgeoise avec un père pour qui la BD n’existait pas. Ce n’était même pas un sous-art, ce n’était rien.
Avec le recul, je me suis aperçu qu’après son décès, et aussi en voyant des gens de ma génération autour de moi disparaître, je me suis dit qu’il fallait vraiment essayer de faire ce qu’on aime le plus dans la vie et de ne pas passer à côté. Et mon truc était d’éditer des bandes dessinées, à défaut d’être moi-même un auteur.
Mais à la base, une formation de dessinateur ou bien autodidacte ?
J’ai appris en travaillant. J’ai toujours fait du dessin. Même dans les années où je réalisais des films, j’en concevais graphiquement les story-boards. Je m’étais même présenté aux Beaux-arts après mon bac, dans les années 70. Vingt ans plus tard, je me suis sérieusement remis au dessin. Le problème avec la bande dessinée, c’est qu’il faut tout de même être jeune et avoir une énergie considérable pour réaliser un album. Il vaut mieux avoir 20 ou 30 ans pour se lancer là-dedans que 40 ou 50 ans.
Comment se fait le choix d’un album édité par Golden Creek Studio ?
Le choix est d’une subjectivité absolument totale. Je choisis les albums qui pour moi sont fétiches. Ceux que j’ai aimés étant enfant, et que j’aime toujours, et à l’intérieur desquels je vis. Souvent quand ça ne va pas, que j’écoute les infos et que je me dis, comme beaucoup de personnes je pense, que vraiment le monde tourne de travers, il arrive un moment où il faut s’évader. Je me réfugie alors dans les BD de mon enfance.
Je le faisais déjà tout petit, pour d’autres raisons. Au début des années 60, mes parents avaient divorcé, je ne les voyais plus. J’étais dans une pension qui avait un régime semi-militaire. Quand j’en sortais, mon premier réflexe, avant de prendre le train, était d’acheter le journal de Spirou. Je me réfugiais alors à l’intérieur. Je m’installais comme un personnage de bande dessinée, dans Gil Jourdan, dans Spirou et Fantasio.
J’ai toujours ce réflexe et je replonge dans les albums que j’édite comme la Voiture Immergée ou S.O.S. Météores. En plus, dans S.O.S. Météores, c’est le Paris de mon enfance et je me retrouve à l’intérieur des cases. C’est un choix très subjectif car dans une série, il y a des personnes qui auraient choisi tel ou tel album. Chacun a forcément ses titres préférés. Par exemple, dans Johan et Pirlouit, pour moi, c’est La Guerre des 7 Fontaines, avec ce scénario à la « Visiteurs », pouvoir dialoguer avec un ancêtre qui est mort il y a 100 ans.
Une fois que le titre est sélectionné, comment se passe la réalisation ?
Au départ, il faut négocier longtemps à l’avance pour obtenir les droits. Il y a des auteurs qui ont vendu leurs droits aux grands éditeurs, d’autres les ont conservés mais ils appartiennent parfois à une société. Il faut donc trouver les bons ayants droit, les contacter et signer un contrat avec eux.
Ensuite, il faut obtenir les films d’impression de l’album, c’est-à-dire les films noir et blanc et les nettoyer. L’idée est de retrouver à quoi ressemblaient les planches originales. Or, ces planches originales, pour la plupart des albums que je fais, sont intouchables. Soit elles sont réparties dans le public auprès de collectionneurs, soit elles appartiennent à des fondations et sont dans des coffres de banque car elles valent extrêmement chères. J’ai accès uniquement aux films, mais il faut les nettoyer parce qu’il y a tout un tas de « scories » dessus.
Ces scories ne se voient pas à l’œil nu car les planches avaient été réduites d’un format un peu plus grand que du A3 à un format A4. De plus, elles étaient recouvertes par de la couleur. Mais si on regarde une édition originale au compte-fils (petite loupe – ndlr), on voit les scories des scans des années 50. Et lorsque vous agrandissez, cela se voit tout de suite. Comme ces scories n’étaient pas sur les pages originales, il faut nettoyer les fichiers des pages sous Photoshop, pendant quinze jours, trois semaines pour un album.
Cela dit, quand on nettoie du Jacobs, du Franquin ou du Tillieux sous Photoshop, il y a des travaux pires que ça pour gagner sa vie (rires). J’ai dû passer trois semaines sur le Jacobs. Il y avait deux ou trois planches qui étaient vraiment tramées, notamment la première, c’est-à-dire qu’il avait des milliers de points de trame de la couleur qui étaient devenus gris et il fallait les éliminer tout en gardant les traits et les petits points de Jacobs. Il vaut mieux avoir un sens du dessin et c’est vrai que pour cette première planche, j’ai passé trois jours dessus dont une journée entière sur la case « place de l’Opéra ». Mais au final, je suis plutôt fier de moi, surtout si on voit le matériel que Dargaud m’a livré et le résultat imprimé.
Pourquoi ce choix de collection grand format ?
Le format de la collection a été fixé au départ par rapport au format standard qu’utilisait Franquin à la fin des années 50, début des années 60. Les planches originales des dessinateurs sont plus grandes qu’un album du commerce. Par contre, la taille du bord cadre d’un dessin à l’autre bord cadre correspond exactement au format que Franquin utilisait. Je crois que Jacobs, à un ou deux centimètres près, est au même format que Franquin.
L’idée consiste à ce que les lecteurs puissent avoir le plaisir de retrouver à quoi ressemblaient les planches originales. Il faut savoir que tous les auteurs que j’édite : Jacobs, Martin, Franquin, Tillieux… leurs influences étaient doubles. Il y avait à la fois les bandes dessinées d’Hergé des années 30 (Le petit vingtième) qui étaient en noir et blanc et puis les comics américains des années 40 et de surtout de l’après-guerre. Ces comics ont influencé toute la grande génération des dessinateurs belges de l’âge d’or. Leur conception d’une planche était en noir et blanc et non en couleur.
Au niveau de la lumière, quand on regarde bien un Jacobs ou un Franquin, la planche en elle-même se suffit. La couleur était rajoutée du fait que c’était publié dans des journaux destinés à la jeunesse comme Tintin ou Spirou. Il était donc hors de question de publier ces planches en noir et blanc, mais pourtant eux raisonnaient en noir et blanc.
J’ai lu une interview de Jijé à la fin de sa vie où il disait que pour apprécier son travail et celui de ses collègues, il aurait aimé que les albums soient édités en grand format et en noir et blanc. J’ai découvert cette interview il y a un an alors que pour moi cette obsession a plus de vingt ans.
Il y a déjà eu des expériences avant moi de noir et blanc, comme les éditions du Lion qui ont sorti deux très beaux albums sur Franquin mais ils n’étaient pas encore assez agrandis. C’était plus grand que du A4 mais plus petit que du A3. Et c’est vrai que plus on agrandit une planche et plus c’est magique. Franquin disait à propos de Hergé qu’un grand dessinateur, vous pouvez agrandir indéfiniment ses cases et cela devient des tableaux. Ce n’est d’ailleurs pas uniquement vrai pour Franquin et Hergé, mais pour beaucoup d’autres dessinateurs.
J’imagine que le choix de l’imprimeur a son importance ?
En France, on ne pouvait plus trouver de relieur qui faisait plus de 40 cm. Ils ont fermé parce que leurs clients étaient des éditeurs qui réalisaient des livres d’art. Or, les livres d’art sont maintenant fabriqués en Asie ou en Europe de l’Est. Il fallait impérativement que je trouve un imprimeur qui travaille avec un relieur. Dans les années 80, KHANI avait fait plusieurs albums dans mon format (45 x 33 cm) : Natacha, Gaston Lagaffe. J’ai regardé où était l’imprimeur de KHANI, j’ai pris contact avec eux en Belgique. Le courant est bien passé et là-bas le statut de la BD n’est pas le même qu’en France, c’est un art qui est pris au sérieux.
Au départ, je disais à tout le monde dans les années 80 : pourquoi vous ne faites pas La Voiture Immergée en grand format ? Tout le monde me répondait : Ca ne marchera jamais, il faut faire des tirages de luxe ou de tête d’albums qui viennent de sortir, que l’auteur soit contemporain, qu’il puisse dédicacer et dessiner un ex-libris, qu’il puisse rajouter un cahier de croquis, etc. Or, il n’y a quasiment pas de croquis de la plupart des auteurs des années 50. Même chez Peyo ou Franquin, c’est très dur de mettre la main sur des croquis préparatoires de ces grands albums.
Est-ce qu’il y a d’autres projets de Blake et Mortimer ?
Pour être très honnête, je n’exclus pas de refaire un album de Blake et Mortimer mais le gros problème, et certains libraires ne sont pas cachés pour le dire, est que je ne suis pas le premier à concevoir de très belles choses autour de ces personnages. Donc, il y a un peu un manque d’originalité à faire du Blake et Mortimer haut de gamme. J’ai vu récemment un truc que je ne connaissais pas : Le Secret de l’Espadon en planches format original entièrement en couleur sérigraphiée. Cela a été édité il y a quelques années par je ne sais pas qui mais aujourd’hui, c’est irréalisable tellement l’opération coûterait cher. Quand je vois des choses de ce genre, encore supérieures à ce que j’ai pu produire, je ne pense pas que j’en referai, bien que l’album ait rencontré du succès et que les ventes se soient très bien passées.
Je vais plutôt rester sur des dessinateurs comme Tillieux qui sont des personnes un peu au « purgatoire ». J’ai un accord avec la famille Tillieux pour que les 7 premiers Gil Jourdan existent, donc je vais plutôt me consacrer à des œuvres comme ça. Cela n’enlève en rien l’affection que j’ai pour Jacobs.
Les prochains projets ?
Un Buck Danny qui sera vraisemblablement un double album (Menace au Nord et Buck Danny contre Lady X) car la plupart de ses bonnes aventures étaient en deux ou trois tomes. Un album est prévu sur Jijé avec un Jerry Spring. Je prends mon temps car je veux être sûr que l’album rencontre du succès car Jijé était un immense auteur, le problème c’est qu’il est également au purgatoire. Les albums étant très chers à fabriquer, il faut vendre la totalité du tirage pour récupérer la mise et pour pouvoir me rémunérer. En fait, je suis obligé de vendre les 320 exemplaires d’un tirage. La quantité n’est pas excessive, mais il faut quand même les écouler par les temps qui courent.
Comment se fait le choix du tirage ?
J’ai simplifié les choses. Quel que soit l’auteur c’est 320 exemplaires et quand on arrive sur les rock stars que sont Jacobs ou Franquin, où il y a clairement une demande plus forte, j’augmente le tirage de 100 exemplaires. Ce qui est raisonnable puisque pour le S.O.S. Météores, les libraires m’avaient conseillé de tirer à 500 et Dargaud à 600/700. J’étais convaincu qu’il n’y avait pas plus de 450 personnes qui souhaiter l’acheter, étant donné qu’il y a eu déjà énormément de choses sur Jacobs. De plus, les clients qui achètent un tirage de luxe ou de tête sont sollicités par énormément de produits et il n’y a pas que ma production,. C’est également pour cette raison que je fais des petits tirages et ne sors que deux titres par an. Deux titres, je sais que je les vendrais, trois ou quatre, je pense que ce serait plus aléatoire et cela saturerait le marché.
Comment se passe la distribution des albums ?
Je fais tout moi-même. J’ai une quarantaine de libraires avec qui je travaille en France et en Belgique. Je leur vends les albums en direct. Ils sont prévenus six mois, un an à l’avance des titres que je vais publier. Trois ou quatre mois avant la sortie, je leur envoie une PLV en A3 pour qu’ils puissent prévendre l’album. Un mois avant la sortie, ils me donnent la quantité qu’ils souhaitent en acheter.
L’intérêt de travailler en direct avec les libraires, en dehors de récupérer la marge que prendrait un distributeur est d’avoir un retour exact sur leur stock, si l’album s’est bien vendu, de connaître l’accueil du public. Chez les libraires, il y a certains clients qui se sont abonnés à cette collection et qui attendent à ce que le rythme reste le même, que la qualité soit au rendez-vous et que les prix restent identiques. Le challenge est donc de ne jamais les décevoir.
L’idée avec le Blake et Mortimer ou bien le Lucky Luke, est d’obtenir avec une histoire très connue, un habillage neuf et de faire en sorte que ce soit une redécouverte de l’album. Ces clients qui sont devenus des abonnés chez les libraires, il faut qu’à chaque album ils aient un contentement, que ce soit un peu Noël. D’ailleurs, je reprends une tradition du journal Spirou des années 50/60 avec les sorties de Pâques et de Noël qui correspondaient au fait qu’on allait recevoir des cadeaux. Et puis, à l’époque, il n’y avait pas 4 000 BD par an.
Je conserve aussi un petit détail. Dans les années 60, les albums reliés chez Dupuis étaient à 6,90 F et les albums brochés à 3,90 F. Cela a duré pendant presque une dizaine d’années. J’ai décidé la même chose. Même si le papier a augmenté entre le premier et le neuvième album que j’ai édité, le prix est constant soit 159 €. Seul l’album double est plus cher car le coût de fabrication est très nettement supérieur, il sera exceptionnellement à 189 €. Ce sont ces petites idées qui font qu’on retrouve l’ambiance des années 50 et 60. La nostalgie du paradis perdu.
Interview réalisée par Ludovic Gombert le 15 février 2008