Chantal DE SPIEGELEER

Chantal de Spiegeleer

Alors que s'annonce dans un mois la sortie du dernier album de Blake et Mortimer "La Malédiction des Trente Deniers", Chantal de Spiegeleer (dessinatrice de la série Madila et "co-dessinatrice" sur cet album) a bien voulu répondre à quelques questions sur sa manière de travailler.

Qu'elle a été votre manière de travailler sur les 25 planches restantes de La Malédiction des Trente Deniers, d'un point de vue technique : croquis, esquisses, crayonnage puis encrage, etc. Avec quel format de planche dessinez-vous ?
J'ai envisagé l'ensemble comme je le fais toujours. C'était particulièrement nécessaire dans ce cas-ci afin de bien pénétrer cet univers. Ce sont les personnages que j'ai le plus approfondis. J'ai retravaillé mes esquisses de nombreuses fois avant de les transférer sur les planches que j'ai re-dessinées à plusieurs reprises. Toutes les esquisses, les crayonnés de planches, et enfin l'encrage. J'ai revu chaque planche avant son encrage, malgré tout. Encrage et couleurs ont été menés de front.

Les décors, pour lesquels je suis encore plus lente, passaient au second plan. Mon frère Jean m'a convaincue de terminer l'album en proposant de m'aider. Ensuite Etienne Schréder m'a donné un bon coup de main, il fallait gagner du temps afin que l'album sorte en 2009.

Concernant les planches, la feuille mesure 51 x 36,5cm et les cases tiennent dans un cadre de 32,5 x 43,5 cm.

Est-ce qu'il y a un personnage qui vous a posé plus de problèmes à dessiner ?
Ils étaient tous difficiles, les connus comme les moins connus. Mortimer m'a donné du fil à retordre, il est plus réaliste. Blake était absent dans ma partie. J'envisage les personnages avant le dessin. Victor Hugo disait quelque chose comme: "La forme, c'est du fond qui remonte à la surface".
Olrik est très typé et amusant. Beloukian, le méchant, pareil. Markopoulos était coriace a saisir. Je suis plus à l'aise dans le dessin des femmes, Eleni, l'archéologue. Ces trois derniers, René les avait imaginés et davantage représentés. Je les ai vu apparaître sous son crayon. Pour d'autres personnages moins importants, je suis partie de deux ou trois dessins de René seulement.

Avez-vous parfois choisi des options différentes par rapport à ce qu'avait pu laisser René Sterne sur le découpage ?
Très peu, ce qu'il avait installé marchait bien. C'est arrivé quand l'espace manquait. Ca se révélait au moment de placer les blocs de textes parce qu'un découpage rough est forcément approximatif. De plus, les planches de cet album sont très denses, certaines cases relevaient du casse-tête chinois. Par ailleurs, il fallait combler certains vides laissés dans son découpage, ou quelques traits de crayon qui faisaient place à l'interprétation. Ceci dit, j'avais l'habitude de déchiffrer ses ébauches. Son dessin m'est très familier. Toutes nos discussions à ce sujet m'ont accompagnée. Je connaissais sa vision.

Pour l'attitude des personnages, travaillez-vous comme Jacobs en prenant des photos avec les positions appropriées ou avec une autre méthode ?
Je ne travaille pas d'après photos. Trop souvent, elles faussent et figent ce qu'elles captent. A tous moments, j'observe les gens qui m'entourent, et la TV est une source infinie. Elle permet de regarder selon des plans très variés, inhabituels dans la vie courante. Dans un film, pouvoir observer le même personnage dans tous les sens est précieux, d'autant qu'on peut le faire sans être vu.

Je veux comprendre ce que je dessine de l'intérieur: morphologies, attitudes, mouvements, expressions, avant de les dessiner. Je fais la même chose pour les animaux. En outre, j'utilise le modèle vivant parce que la mémoire peut insidieusement déformer la réalité. Toute forme de mémoire nous joue des tours, vous savez. Et j'ai toujours un miroir pour vérifier ou préciser certaines choses.

Est-ce que Jean Van Hamme a apporté des modifications durant le dessin des planches ?
Oui, ces ajustements avaient été en grande partie réglés avec René. Ils ont beaucoup parlé sur l'histoire complète. Il y a toujours quelques repentirs, des éléments à préciser ou à rectifier. C'est quasi inévitable. Quand Jean vous donne un scénario, tout est bien pensé et maîtrisé. Il a de la bouteille, les rouages sont bien huilés. C'est sans doute une des clés de son succès. Il connaît son sujet à fond. Il est très précis dans ses intentions et ses descriptions. Pourtant, Il apprécie la collaboration et l'imprévu, lui qui n'est pas figé. Il cherche l'échange avec le dessinateur, il reste ouvert. C'est une grande qualité.

A partir de quel moment avez-vous senti que vous étiez entrée dans l'univers de cet album et que vous le maîtrisiez ?
Je n'ai eu à aucun moment l'impression de le maîtriser mais de m'améliorer au fur et à mesure. J'ai travaillé sur l'ensemble des planches pour atteindre une cohérence. Je ne serai jamais à l'aise dans ce type de BD très éloigné de mon univers. René en était plus proche. Je me suis attaquée à beaucoup de choses que je n'avais jamais faites avant. Le temps a ses vertus, j'en ai fait mon allié. J'ai tenu mon style en respect jusqu'à la fin. J'ai refondé mon dessin. Ce n'était pas de la tarte.

Comment s'est passé votre travail avec la coloriste Laurence Croix ? Comment s'est fait le choix des couleurs ? Avez-vous été influencée par les albums de Jacobs ou ceux des reprises précédentes au niveau des couleurs ?
Très bien, Laurence a beaucoup de qualités. Elle a bien préparé le terrain. Elle est efficace et organisée. Elle a du talent. Elle a baigné dans la BD belge depuis l'enfance. Nos obsessions chromatiques sont différentes mais on s'est enrichies de cette collaboration en unissant nos forces. Vous dire aussi que les couleurs en aplat, comme la ligne claire, demandent exigence et rigueur. C'est un travail sans filet et sans fard. Aujourd'hui, très peu de coloristes le font parce que c'est plus difficiles. Laurence et moi avions de la pratique dans cette technique.

Laurence a, entre autres, réalisé les couleurs du dernier Spirou. Je lui prédis un bel avenir dans ce domaine. Les coloristes devraient avoir une plus grande reconnaissance. Entre leur statut et l'importance des couleurs dans une BD, le décalage est trop grand. La couleur est aussi un langage, vous savez.

Quelques albums de Jacobs m'ont inspirée bien que les couleurs des re-publications soient rarement d'origine. "La Marque Jaune" ou "Le Mystère de la Grande Pyramide" sont les albums que j'ai le plus feuilletés, Laurence aussi, sans concertation. Concernant les couleurs en particulier, j'ai trouvé "L'affaire du Collier" très intéressant. Par la suite, j'ai appris qu'il avait été critiqué à l'époque, l'angle pris était audacieux.

Qui a dessiné la couverture de l'album ?
Je l'ai dessinée.

Est-ce tiré d'une case ou bien une composition originale ?
Elle est inspirée d'un croquis de René qu'il avait fait dans le découpage, tout à la fin.

Pourquoi ce choix "osé" : sombre et aucun personnage visible, juste Mortimer de dos ?
En voyant la dernière case de l'album en esquisse, Jean Van Hamme s'est dit qu'elle ferait une bonne couve. Il pense que les personnages de dos marchent bien en couverture. je suis d'accord avec lui. Ca a quelque chose d'énigmatique. J'aurais préféré voir Mortimer plus de dos encore, comme il l'est dans la dernière case de l'album. Seulement, il fallait qu'il soit immédiatement reconnaissable. Concernant les couleurs, je la voyais plus foncée encore, dans une ambiance plus clair-obscur. Selon le marketing, la lisibilité doit primer, c'est un argument irréfutable.


Interview réalisée par Ludovic Gombert le 18 octobre 2009