Il existe, dans le petit monde du 9e art, de grands artistes qui travaillent dans l’ombre et seuls quelques initiés (re)connaissent leur travail et leur valeur. Loin des projecteurs, ils œuvrent discrètement. C’est le cas de Geert De Sutter, que sa collaboration avec Bob De Moor a amené à travailler sur le Tome 2 des 3 Formules du Professeur Sato.
Quel a été votre parcours pour arriver à la bande dessinée ?
J’ai suivi à Bruxelles (Schaerbeek) à Saint-Luc (section néerlandophone, Sint-Lukas), les arts appliqués. À cette époque il n’y avait pas encore l’atelier de Nix en Johan De Moor. Mais je pouvais quand même déjà y faire un peu de BD.
Comment avez-vous rencontré Bob de Moor et comment s’est passée votre collaboration avec lui ?
Après mes études et mon service civil, j’ai rencontré par hasard Bob de Moor. Un ami de mon père connaissait bien “Monsieur” de Moor. C’est comme ça que je l’ai toujours appelé. Comme j’habitais à Drogenbos (tout près de Bruxelles et aussi du fameux château de Beersel), c’était assez facile pour moi de travailler avec lui puisqu’il habitait Uccle, la commune voisine. À cette époque, il n’y avait pas encore Internet !
J’ai travaillé sur le restyling (la restauration) des albums de “Johan et Stephan”. J’ai surtout enlevé beaucoup de noir en fonction de la colorisation. J’ai dessiné et encré les décors de l’album “Bruxelles bouillonne”, une aventure de Barelli sur commande de la Communauté Flamande.
Et j’ai dessiné au crayon sur les planches 29 à 41 de l’album “Dali Capitan”, dernière aventure de Cori le moussaillon. Les toutes dernières planches ont entièrement été dessinées par Johan De Moor.
Sur l’album « Les 3 Formules du Professeur Sato – Tome 2 », quel a été votre rôle ?
J’ai dessiné au crayon les décors des quatre premières planches. Après, Bob de Moor a voulu continuer tout seul parce qu'il ne se sentait pas tout à fait à l'aise, surtout à cause de la méthode utilisée : dessiner d’après les photos des poses prises par Jacobs. Quand il réalisait Cori, il n'utilisait pas du tout la photo...
Quand on dessine d’après photo, on a souvent les jambes plus courtes, c'est pourquoi il a raté quelquefois Blake (cf. planches 5 & 6). C’est un probléme technique de la lentille de l'appareil photo. On le voit par exemple très bien dans l’album "Dossier Mortimer contre Mortimer" page VI, quand on regarde les jambes de la photo de Philippe Biermé et celles de Sharkey. Un autre exemple à la page XI avec les jambes de la photo de Jacobs et le dessin de Blake.
Sur une photo, les jambes sont généralement plus courtes. Quand on dessine, il faut un peu tricher et les élargir. Bob De Moor n'avait pas l'habitude.
À la fin, quand il a manqué de temps, il m'a demandé à nouveau de l'aide. J’ai alors dessiné au crayon sur les décors à partir de la planche 31 jusqu’à la fin.
Quels souvenirs gardez-vous de cette aventure ?
De très bons souvenirs. C’était un grand plaisir et un honneur de pouvoir travailler avec lui. Il était tellement aimable ! Dommage qu’il ait eu tant de critiques après, mais il n’a pas eu assez de temps pour réaliser l'album. Quand on sait combien Ted Benoit en a eu... Bob aurait dû dire qu'il lui faudrait plus de temps, mais il était trop gentil pour ça.
Et puis, ce n'était pas facile pour Bob De Moor de reprendre Blake et Mortimer parce qu'il devait les dessiner dans le style des années 70. Les voitures japonaises sont toutes pareilles et toutes aussi laides, les rues de Tokyo, l'ambulance, les costumes aussi... C'est beaucoup plus facile pour Ted Benoit et André Juillard d'avoir du succès dans le style des années 50 : les grandes voitures américaines, l'Expo de 58, etc.
En plus, il n'était pas toujours content des couleurs. Il faut avouer que la cravate verte (sur le costume brun) du capitaine Blake est affreuse ! Il n'aimait pas les effets spéciaux comme les dégradés. Il préférait – tout comme Jacobs – les aplats. Il n'a pas apprécié les ombres sous les casquettes, ni l'ombre sous l'onomatopée “CRASH” à la planche 45.
Il était furieux des couleurs de l'eau des planches 38 et 44, elles sont vraiment complètement ratées (elles ne suivent pas la direction - perspective - des vagues).
Étiez-vous fan des histoires de Blake et Mortimer avant de travailler sur cet album ?
Évidemment ! J’adorais ! Et j’adore toujours. Le style de Jacobs m’a même trop influencé. Aujourd’hui encore, j’utilise la Ligne Claire, et voilà le problème : de nos jours, tout le monde veut le style “nouvelle vague” de Blain, Blutch et compagnie. J’adore également, mais il m’est impossible de changer de style.
Avez-vous rencontré Edgar P. Jacobs ?
Non, malheureusement. Et je regrette beaucoup de n’avoir jamais vu la maison du Bois des Pauvres, le site où tous ces classiques de la BD ont été inventés.
Dans le livre de Philippe Biermé « L’énigme Jacobs – Tome 2 », à la page 164, il est indiqué que vous avez travaillé sur l’album de Sato 2 pour Bob de Moor. C’est une information qui n’a jamais vraiment été dévoilée dans la presse et de manière générale auprès du grand public. Vous n’êtes d’ailleurs même pas crédité sur l’album (alors que l’on trouve le lettrage et la couleur). N’est-ce pas un peu « dévalorisant » de rester dans l’ombre ?
Comme je l’ai expliqué plus haut, ma collaboration a été tellement modeste qu’il vaut mieux que cela soit ainsi.
Vous avez récemment réalisé l’album « N’ayez pas peur ! (Martyrs de Gorcum) » aux éditions Coccinelle BD. Comment est née cette idée ?
C’était une commande de l’évêque de Rotterdam qui a voulu raconter l’histoire des martyrs de Gorcum aux nouvelles générations. Voici l’histoire : À Gorcum, le curé Leonard Van Veghel refuse de céder une de ses églises aux réformés. Les protestants ont alors leurs réunions en air libre à l’extérieur des remparts de la ville. Leur chef est l’ancien bourgmestre Adriaan Van den Heuvel.
Après le Tribunal de Troubles on connaît aussi à Gorcum la terreur judiciaire contre la nouvelle religion : deux protestants sont tués et 65 sont bannis et leurs biens sont confisqués. Entre eux Adriaan Van den Heuvel.
Poussés par la haine contre la société qui les a maltraités, les bannis se rassemblent en bandes de gueux. En 1572 ils retournent à Gorcum sous le commandement de Van den Heuvel pour régler l’affaire, le moment de la vengeance : ils pillent et assassinent. Ils emprisonnent le curé Van Veghel et les autres prêtres de Gorcum et les emmènent à Den Briel, ville occupée par les gueux. Contre l’avis du Prince d’Orange le chef des gueux, le capitaine Lumey, ordonne de tuer 16 prêtres. Le 9 juillet 1572, dans une grange tout près de Den Briel, les pères sont pendus.
L’histoire commence par l’intolérance des catholiques vis-à-vis de la nouvelle religion des protestants et termine par l’intolérance des gueux vis-à-vis des catholiques : une spirale de violence. Je ne prends ni parti pour les catholiques, ni pour les protestants, je raconte l’histoire de la tolérance. L’intolérance (la haine et la vengeance) ne conduit qu’à la destruction et la mort. Le sujet traité est celui du fondamentalisme religieux, un sujet qui est aujourd’hui plus actuel que jamais.
Avez-vous des projets en cours ?
Actuellement je donne des cours de BD pour adultes à Hasselt et à Bruges. C’est très intéressant de travailler et de discuter avec la nouvelle génération.
Je travaille également sur un projet de BD, mais pour l’instant il est trop tôt pour en parler. Il faut que je prépare un bon dossier et que je parte à la recherche d’un éditeur. Le travail d’un auteur de BD est toujours captivant, surprenant et plein de suspense !
Interview réalisée par Ludovic Gombert le 4 avril 2008.