Laurence CROIX

Laurence Croix

Comment êtes-vous arrivée dans ce métier ?
Au commencement il y a mes parents, enseignants et férus de bandes dessinées: à la maison il y avait des livres, des bandes dessinées classiques telles que Tintin, Astérix, Lucky Luke, des abonnements aux magazines Spirou et Tintin, puis plus tard à Fluide glacial… Nous avions également des numéros de Pilote, ainsi que la collection complète de “L’Histoire de France en bandes dessinées” éditée chez Larousse et dont les albums étaient dessinés par Poïvet, Manara, Coelho, Forton, etc.

Enfant, j’étais aussi abonnée à Perlin puis à Fripounet ... l’éventail était assez large. J’ai vraiment toujours lu des albums et des revues de bandes dessinées.

Ensuite j'ai suivi une formation universitaire en Arts Plastiques avec un mémoire de maîtrise sur le thème de la couleur en bande dessinée et un mémoire de DEA sur le thème de l'autobiographie en bande dessinée.

C'est d'ailleurs à l'Université d'Arts Plastiques que j'ai fait la connaissance de Brüno qui après avoir réalisé ses premiers albums en noir et blanc aux éditions La Chose et Le Cycliste venait de signer pour son premier projet en couleur, Nemo, chez Treize Étrange. Il cherchait un(e) coloriste, nous avions des amis en commun et la rencontre s'est faite ainsi, en découvrant au passage que nous avions la même vision de la mise en couleur et un paquet de références communes en bande dessinée. C'est donc par cet album à proprement parler que je suis arrivée dans le métier.

En quoi consiste le métier de coloriste ?
Pour moi, la couleur permet à un album d'être cohérent : elle accompagne la narration et le dessin. Elle doit rendre l'ensemble toujours plus lisible, plus fluide. Ces trois éléments doivent s'articuler sans heurts, s'équilibrer.

Concrètement je commence toujours par discuter longuement avec le dessinateur pour caler au mieux les grandes lignes de l’album. J'ai les indications principales ( jour/ nuit ) mais il reste difficile d’avoir la vision d’ensemble de l’album tant que les pages ne sont pas toutes encrées. Je découvre, dans la majorité des cas, les pages au fur et à mesure et je peux me rendre compte à la page 30 que je suis partie dans une mauvaise direction et là, il faut tout revoir. Certains albums sont évidents et d'autres sont laborieux, tout patine, tout coince.

Je suppose que vous utilisez principalement les outils informatique ?
Oui, uniquement.

Quels logiciels, de quelle manière ?
Je travaille exclusivement sur Photoshop , principalement en aplat et avec une utilisation très basique du logiciel : principalement le pinceau et le pot de peinture.

Comment êtes-vous arrivée sur la série Blake et Mortimer ?
C'est Nicolas Thibaudin des éditions Dargaud qui m'a proposé de faire des essais sur une planche du T19.

Est-il plus compliqué de travailler sur un Blake et Mortimer que sur un autre album ?
C'est plus compliqué dans la mesure où les délais sont incompressibles. La mise en place d'un tel album est prévue longtemps à l'avance en librairie et on ne peut pas reculer la parution de l'album. Des prépublications sont programmées, de la promotion, des articles, c'est une grosse mise en place.

Sur un projet comme celui-ci j'ai, plus que sur un autre, toujours le calendrier et le planning en tête... Et les dernières semaines ont été assez éprouvantes car le bouclage s'est à chaque fois effectué sur le fil. Le moindre problème technique peut prendre des proportions énormes.

Pour moi, la course contre le temps a été la principale difficulté. Le coloriste est en bout de chaîne et quoiqu'il arrive, même si la planche arrive en retard, il faut rendre la mise en couleur à la date donnée, on ne peut pas étirer le temps.

Ce qui a été également compliqué, c'était d'avoir une vision globale de l'album. De fait c'était impossible dans les deux cas car des prépublications étaient prévues et il fallait rendre les pages dès qu'elles étaient terminées, surtout sur le dernier quart de l'album. C'est plus confortable lorsque l'on peut mettre les pages dans un coin, les oublier une quinzaine de jours puis les revoir avec un œil neuf.

Comment s’est effectué le travail avec Chantal de Spiegeleer ?
Je faisais une première mise en couleur de la page que j'envoyais à Chantal. Au départ je me calais vraiment sur les précédents albums : par exemple dans la planche 6, je commençais par reprendre exactement les couleurs de l'appartement et des vêtements de Mortimer des précédents albums.

Puis, Chantal intervenait à son tour sur le fichier, me le renvoyait, on en parlait ensemble, et je pouvais corriger le fichier. Le fichier était ensuite finalisé et envoyé à l'éditeur.

Puis avec Antoine Aubin ? Sachant qu’Etienne Schréder a également participé à l’aventure…
Je recevais les planches après l'encrage d'Etienne Schréder, puis je les mettais en couleurs et j'envoyais le résultat à Aubin qui découvrait en même temps l'encrage et la couleur.

Sur quelques pages Aubin a souhaité faire des petites modifications traits et donc je recalais la couleur sur ce nouveau fichier, ce qui n'est pas spécifique à cet album. C'est très fréquent qu'un dessinateur, avec le recul, souhaite faire des modifications sur le trait, même lorsqu'il n'y a pas d'encreur.

Comment s’est passée la transition entre les deux dessinateurs sur les albums de la Malédiction des Trente Deniers ?
Je n'ai pas eu de souci particulier. La principale différence est que pour le T19, les planches arrivaient dans l'ordre. Pour le T20, elles sont arrivées dans le désordre car Aubin ne pouvait pas dessiner le début de l'album tant que le tome précédent n'était pas terminé et ce pour des questions de cohérence. Il a donc commencé par une séquence autonome située en milieu d'album. Pour moi ça ne changeait rien car je travaille plutôt par séquences.

J'ai tenu compte des remarques d'Aubin pour le T20 : par exemple sur le T19 il n'y avait que 2 couleurs de narratifs, jaune pour le jour et bleu pour les séquences de nuit. Aubin souhaitait plus de couleurs différentes dans les narratifs. Il y a donc des petits ajustements de ce type là.

Pourquoi ce choix de l’aplat dans les albums de B&M ?
Cela c'est imposé comme une évidence : j'avais le travail de Didier Convard en référence, donc c'était forcément de l'aplat. Aubin m'a fait remarquer plus tard, et à juste titre, que les éditions originales n'avait pas tout à fait la même mise en couleurs et qu'il y avait parfois des découpes de lumière sur les personnages, sur les visages notamment.

Est-ce qu’il y a eu des planches plus difficiles que d’autres ?
Peut-être la planche d'essai, la 21 du T19, car entre le travail qui a été fait pour les essais et la version finale, il y a eu beaucoup de retouches.

En fait, pour la page d'essai je n'avais pas de contact avec Chantal, je ne savais pas à quoi ressemblait la planche qui allait être en vis à vis, j'avais juste comme albums de références "La Machination Voronov" et "L'Enigme de l'Atlantide" (références fournies par l'éditeur). Comme je ne voyais pas trop en quoi "L'Enigme de l'Atlantide" allait servir pour cette page (j'ai compris plus tard que ça allait me servir pour le T20), je me suis surtout attachée à bien observer le travail de Didier Convard sur "la Machination Voronov" et très précisément la planche 56.

La version définitive est très différente de la version d'essai.

La couverture du T19 a également été difficile... Nous avons fait des dizaines de versions avec Chantal. Une couverture c'est toujours très compliqué car l'avis de beaucoup de personnes entre en ligne de compte.

Un personnage plus difficile ou facile à coloriser ?
La difficulté vient plus de la recherche de l'équilibre global des couleurs à l'échelle d'une case, puis d'une planche, puis de celle-ci avec sa vis-à-vis et enfin à l'échelle de l'album. Donc non, pas de soucis avec un personnage en particulier.

Est-ce que vous avez relu les autres albums de la série avant ? Avez-vous un album ou un passage préféré ?
Au départ on m'avait donné comme albums de références pour ce diptyque "La Machination Voronov" et "L'Enigme de l'Atlantide", donc je me suis bien évidement replongée dedans. Les autres albums qui m'ont servi de base sont "Le Mystère de la Grande Pyramide" , "La Marque Jaune" et "L'Affaire du Collier".

J'aime beaucoup la fin du "Mystère de la Grande Pyramide", au moment où l'on arrive dans la chambre d'Horus car il y a peu de teintes ; si on schématise il y en a trois : rouge brique, jaune citron et un bleu foncé.

Jacobs était un précurseur au niveau des couleurs dans la BD, avez-vous étudié sa gamme de couleurs et sa manière de colorier ?
J'avais déjà étudié le travail chromatique de Jacobs pendant mes études : ce qu'on appelle les tons pastels de l'école de Bruxelles. On ne peut que souligner l'importance d'un album comme "le rayon U " car la couleur a un rôle prépondérant, chaque séquence possédant une gamme particulière, souvent très réduite mais aux teintes éclatantes et surtout en mélangeant les techniques (gouache, aquarelle, encre colorée).

Il y a donc bien des gammes qui ont été reprises ou qui ont été inspirées par des albums de Jacobs, ce qui me parait normal puisque c'est un travail qui s'inscrit dans une série, il faut donc une certaine continuité.

Par exemple dans le T20, avec Aubin nous avons choisi des pages du T3 du Secret de l'Espadon : la planche 37 d'Aubin s'inspire de la planche 35, la case de la prise d'assaut de la forteresse reprend le ciel de la planche 47.

Les planches 23 et 24 du T2 (la découverte de la fresque) reprennent les gammes de la fin de "La grande pyramide ». Et les personnages mis en une seule teinte dans le T19 sont inspirés de "L'affaire du collier".

Est-il prévu que vous continuiez la série Blake et Mortimer ?
Pour le moment je n'en sais rien du tout. Si je dois retravailler sur un album de Blake et Mortimer ce sera probablement avec Aubin, mais à ce jour l'éditeur ne m'a pas contactée.

Est-ce que vous lisez beaucoup de bandes dessinées en-dehors ?
Oui, énormément. J'achète, je me fais offrir, j'emprunte en bibliothèque.

Qu’est-ce qui vous inspire ? Il y a des albums BD « mythiques » pour vous ?
J'ai une approche assez "brute" de la couleur, j'aime lorsqu'il y a peu de teintes dans une planche, à la manière d'une sérigraphie artisanale ou des images d'Epinal.

Il y a effectivement des albums auxquels je me réfère régulièrement : En premier lieu la séquence de l'incendie des "Rivaux de Painful Gulch" de Morris et Goscinny. Elle est mythique par l'efficacité extrême de sa mise en couleur : avec 3 couleurs, associées en quantités différentes, on a un crépuscule , un violent incendie et un petit matin.

Depuis bientôt 20 ans, j'ai sous le nez une reproduction d'une planche du "Trou d'obus" de Tardi, qui est pour moi - au même titre que les "Rivaux de Painful Gulch" - parfaitement équilibrée entre le rouge et les nuances de bleu/gris. J'aime beaucoup cette économie de teintes, de faux camaïeux associés à une teinte forte.

J'aime beaucoup aussi le travail de couleurs que fait Laurent Astier dans sa série "Cellule Poison" ou celui de Matthieu Bonhomme sur "L'Age de raison". Là encore ce sont des mises en couleurs qui fonctionnent sur le mode de la restriction chromatique, sur des choix précis de quelques teintes par chapitre pour poser une ambiance.

Il y a aussi l'incontournable Dave Stewart pour son travail époustouflant sur les albums d'Hellboy de Mike Mignola. Je suis aussi très sensible au magnifique travail sur les complémentaires dans les albums de Nicolas de Crécy.

Il faut ajouter "La langouste ne passera pas" de Tito Topin et Jean Yanne, la couverture originale a une superbe association de rose et d'orange. C'est un album que j'ai énormément regardé lorsque j'étais enfant, la gamme est très séduisante. C'est un album qui vient d'être réédité et il y a une interview très intéressante de Tito Topin à ce sujet dans le Castermag n°36 dans laquelle il explique qu'il soignait beaucoup les couleurs et qu'en plus, à l'époque, l'impression avait été faite sur une nouvelle génération de machines Offset permettant de passer de 4 à 6 couleurs. L'imprimeur pouvait ainsi reproduire certaines couleurs très flashy ou des nuances qui étaient difficiles à imprimer auparavant. Et effectivement l'édition originale a des teintes éclatantes.

Bien évidement Hergé car c'est un modèle de lisibilité. Si l'on prend les couvertures des Tintin par exemple, elles sont souvent en teintes pastel avec un élément plus soutenu qui va ressortir : par exemple, la fusée à damiers rouge et blanc d'Objectif lune, la jeep rouge de Tintin au pays de l'or noir, la chemise jaune de Tintin dans les cigares du pharaon ...

Et pour terminer "Le Réducteur de Vitesse" de Christophe Blain qu'il a mis en couleur avec Walter et Yuka. Je considère cet album comme incontournable car il date de 1999 et les années 90 ont surtout été marquées par la mise en avant d'albums mis en couleurs directes et bénéficiant d'une belle qualité de reproduction, reproduction qui était plus hasardeuse 10 ou 20 ans auparavant. Dans les années 90 on a donc vu énormément de travaux avec des mises en couleurs très complexes .

La mise en couleur du "Réducteur de Vitesse" reprend des teintes vives des années 60, en posant parfois un aplat sur toute une case et, pour moi, cela a été une vraie révélation : je me suis dit "ah mais on a le droit de le faire, d'avoir juste un aplat sur toute une case". J'avais le sentiment que ce type de mise en couleurs était tombé un peu en désuétude, j'avais presque l'impression que c'était interdit d'utiliser la couleur comme ça et tout à coup cet album paraissait avec ses teintes extrêmement puissantes et expressionnistes en renouant avec des mises en couleurs plus anciennes tout en les modernisant. Ça a été quelque chose de très important et, pour moi, une piste importante à suivre.

Quel est votre prochain travail ?
Ces jours-ci sort le premier tome des Enquêtes insolites des Maîtres de l'étrange, “L’ange tombé du ciel”, de Li-an publié chez Vents d’Ouest.

Pour Angoulême il y aura " Monogatari" d'Alex Langlois chez Glénat et en Mars le premier tome de la série "Les brigades du temps" de Kris et Bruno Duhamel chez Dupuis.

Enfin, tout au long de l'année la prépublication des séries jeunesses de Marc Cantin et Thierry Nouveau " Léo et Lola " et " Ma mère et moi »  qui seront publiées chez Clair de Lune. Je mets aussi en couleurs chaque mois “ Les enquêtes du docteur Enigmus ” dessinées par Matt Broesrma dans le magazine DLire.

En plus de cela, l'énorme chantier en cours est la remise en couleurs de l'intégrale de Chlorophylle de Raymond Macherot aux éditions du Lombard.

Il y a des séries ou des dessinateurs avec lesquels vous aimeriez travailler ?
Si un jour Michel Rabagliati souhaite voir sa série " Paul " prendre des couleurs, je suis partante !

Est-ce que vous dessinez également ?
Je dessinais un peu jusqu'à devenir coloriste professionnelle. Depuis je n'ai plus le temps car mon métier m’accapare énormément.

C’est un métier qui ressemble un peu à celui du scénariste dans les années 50/60 dans le sens où il n’était jamais indiqué dans les albums… C’est un travail qui n’est pas souvent mis en valeur, ni parfois signalé sur les albums, bien que cela semble vouloir changer un peu… Votre avis ?
C'est un métier qui n'a surtout pas statut bien défini : pas tout à fait auteur, pas vraiment artisan.

Ce statut a tout de même évolué depuis les années 90 car le nom du coloriste figure plus systématiquement dans l'album et parfois même sur la couverture, mais la reconnaissance d'un véritable statut (qu'il soit juridique ou fiscal) n'est pas encore là, malheureusement et c'est très inconfortable dès qu'on doit faire la moindre démarche administrative, j’ai parfois l’impression d’exercer un métier qui n’existe pas.

Les choses évoluent lentement mais il y a encore du chemin à faire. A ce sujet, il faut saluer le travail fait au sein du SNAC par Christian Lerolle, Hubert et Claude Guth qui ont rédigé les pages concernant les coloristes dans l’ouvrage “Le contrat commenté”. Ce texte met bien en évidence l’évolution de notre métier et les problèmes statutaires que nous rencontrons. Le livre peut d’ailleurs être téléchargé gratuitement sur le site du syndicat.


Interview réalisée par Ludovic Gombert le 31 août 2011