Louis Alloing

Louis Alloing

Pouvez-vous nous retracer le parcours qui vous a amené à la bande dessinée ?
J'ai vécu à Marseille jusqu'à la fin de mes études en terminale "Arts Graphiques". J'ai ensuite continué pendant trois ans à l'Ecole Nationale Supérieure des Arts Appliqués à Olivier de Serres (ENSAAMA - Paris). Puis, j'ai intégré une agence de publicité, ce qui est un peu le parcours obligé lorsque l'on passe par cette école.

Jusqu'en 1998 j'ai travaillé dans des agences, d'abord comme maquettiste, roughman (illustrateur) et directeur artistique. A l'époque, mon assistante était la sœur de Philippe Morin, directeur des Editions P.L.G., et comme j'avais toujours eu envie de faire de la BD, je lui ai proposé une histoire. Il n'a pas pu la prendre et c'est finalement un autre fanzine, Le Lézard, qui l'a éditée.

Avec cet éditeur, j'ai réalisé une petite bande dessinée, “Le Secret d'Omagoo”. Elle fut remarquée par Benoit Marchand qui travaillait chez Bayard Jeunesse. Il m'a alors proposé de collaborer sur une série qui s'appelait “Les Aventures des Moineaux”, avec déjà Rodolphe au scénario. J'ai ainsi réalisé 8 albums entre 1998 et 2005.

La série s'étant arrêtée, je suis passé en 2006 sur le dessin de la série “Marion Duval”, toujours chez Bayard, que j'ai reprise au tome 16. Les histoires étaient auparavant dessinées par Yvan Pommaux. J'ai déjà réalisé 6 volumes de la série. En parallèle, Rodolphe m'a proposé de participer à l'album sur la vie de Jacobs.

Comment est né le projet de La Marque Jacobs ?
Cela vient de Rodolphe qui s'est aperçu qu'il n'y avait rien sur la vie de Jacobs alors que Hergé avait déjà eu les honneurs d'une adaptation BD. Il est allé proposer le concept à Thierry Joor, responsible éditorial aux Editions Delcourt.

Quelles ont été vos sources pour le dessin ?
Ma première source est, bien sûr, ma propre lecture des albums de Jacobs. Ensuite, pour ce qui est de sa vie, j'ai consulté pas mal de sites Internet, dont le vôtre, et celui de la petite-fille par alliance de Jacobs (Viviane Quittelier), ainsi que des livres comme son autobiographie “Un Opéra de Papier” ou “La Malédiction d'Edgar P. Jacobs” (Mouchart/Rivière - Ed. Seuil).

Comment s'est passé le travail avec le scénariste ?
En général, Rodolphe fait le scénario et moi derrière, j'applique. Il avait déjà une bonne connaissance de la vie de Jacobs. Il m'a fait un déroulé à partir duquel j'ai travaillé.

Quelle a été votre méthode de travail sur cet album ?
Comme j'avais pas mal de travail en cours et que Rodolphe m'avait dit "tu fais ça quand tu as le temps", j'ai effectivement pris mon temps et cela a traîné un bon moment puisque le projet a démarré il y a presque trois ans. L'éditeur a commencé à s'inquiéter un petit peu et me mettre la pression. Au départ, comme je n'avais pas de palette graphique, j'ai commencé de manière "traditionnelle", à la main, sur du papier. Puis, au moment où il a fallu accélérer, j'ai franchi le pas et j'ai acheté une palette graphique “Cintiq”. J'avais déjà réalisé pas mal de planches au crayon uniquement, mais grâce à la palette, j'ai pu aller beaucoup plus vite. Il ne doit y avoir que deux ou trois "vraies" planches totalement terminées de manière traditionnelle. Tout le reste est complètement realisé sur Cintiq ou finalisé sur cet outil.

Avez-vous fait beaucoup de recherches graphiques sur les personnages ?
Quand on regarde la vie de Jacobs, il y a peu de personnages qui gravitent autour de lui. Il y a sa première épouse, sa seconde femme, ses amis, Jacques Laudy et Jacques Van Melkebeke ou encore Hergé et sa première femme… Alors, pour ses deux amis, c'était assez simple puisque Jacobs s'était inspiré d'eux pour dessiner Blake et Mortimer. Pour Hergé, il y avait aussi une documentation assez importante. Pour la première femme de Jacobs, Ninie, c'était un peu plus compliqué car il y avait peu de photos, si ce n'est des dessins faits par Jacobs. Mais dans l'ensemble, je n'ai pas eu de problèmes. En fait, la vie d'un dessinateur de BD se restreint surtout à son univers de bureau. Pour Jacobs, il y a toute la première partie de sa vie avec sa carrière de baryton. J'ai utilisé beaucoup Internet pour cette période, c'est vraiment un outil formidable. J'ai ainsi pu trouver une photo du Directeur de l'Opéra de Lille de l'époque.

Comment s'est passé le travail avec la coloriste ?
On a d'abord réfléchi avec l'éditeur. Je ne voulais pas qu'on reprenne les couleurs de Jacobs, cela aurait fait trop. Déjà, à la base, notre première grande réflexion avait porté sur le style de cet album. J'avais commencé à faire des premières esquisses où le trait était beaucoup plus simplifié. Je n'ai jamais vraiment fait de la BD réaliste. Je l'avais effleuré sur la série “Les Moineaux”, mais c'était ensuite parti dans un style beaucoup plus "cartoons". Au départ, je ne souhaitais pas particulièrement faire quelque chose qui se rapproche trop de l'univers graphique de Jacobs. Au fur et à mesure, je me suis approché un peu de son style en y apportant bien sûr ma petite touche personnelle.

Pour les couleurs, c'est la même chose. Je ne voulais pas quelque chose de trop "jacobsien". Ses couleurs ont comme un petit côté "jouets en bois", ce que j'adore, mais je voulais quelque chose d'un peu plus réaliste. On m'a proposé Pascale Wallet chez Delcourt et j'ai trouvé son essai très bien.

Qu'est-ce qui vous a le plus marqué dans la vie de Jacobs ?
Sans vouloir tout ramener à moi, l'espèce de résonance que cela donne par rapport au métier de dessinateur de bande dessinée. C'est un metier de solitaire.,L’image "d'enterré vivant" me vient à l’esprit, sans vouloir être négatif pour autant. On est constamment sur sa table à dessin, et Jacobs en est l'exemple type. Ce qui m’a marqué, c’est ce contraste vertigineux entre sa partie opera, où il est face au public, en extérieur, et son travail dans son bureau, seul et enfermé.

On retrouve ce phénomène chez pas mal de dessinateurs de BD très connus, comme Hergé, Jacobs ou Franquin : à un moment, on devient un peu dépressif. Ce qui n'est pas mon cas, je le précise ! Mais il y a ce côté un peu étrange d'être constamment courbé à faire ce travail. En plus, à l'époque, ils n'avaient pas les machines que l'on utilise aujourd’hui et qui nous facilitent la vie de manière conséquente (ordinateur, imprimante, scanners, palettes graphiques…). Quand je vois le travail de Jacobs, c'est d'une précision infernale. Il n'y a pas un objet qui n'est pas bien dessiné. Il a dû passer un temps fou avec sa loupe pour arriver à ce résultat. C'est fascinant car il y a là une certaine forme de perfection inhumaine.

Que représentait Jacobs avant de vous lancer dans cette aventure ?
Jacobs représentait pour moi la "BD des grands frères". Quand j'étais enfant, j'avais tendance à préférer Hergé car tout était dit — ou presque - dans le dessin alors que chez Jacobs, le récitatif était très dense. Donc les albums de Jacobs étaient plutôt à mes frères aînés.

Avez-vous une histoires de Blake et Mortimer préférée ?
“La Marque Jaune” ! Mais sinon, les aventures que je préfère ce sont les 2 tomes du “Mystère de la Grande Pyramide”, “La Marque Jaune”, “Le Piège Diabolique” et “l'Enigme de l'Atlantide”. On sent qu'il y a une coupure dans le dessin à partir du “Piège Diabolique”, qui va ensuite se développer et s'accentuer sur les albums suivants. Déjà, dans “S.O.S. Météores”, Jacobs devient beaucoup plus réaliste. Il y a quelque chose qu'il perd en voulant s'approcher du réalisme. Dans “La Marque Jaune”, tout y est, entre le graphisme et l'histoire qui est très bien racontée. Cela vous prend du début à la fin.

Il y a beaucoup de clin d'œil à l'univers de Jacobs sur la couverture. L'idée générale est arrivée vite ?
Il y a eu d’abord le titre trouvé par mon éditeur, “La Marque Jacobs”. On est vite tombé d'accord pour situer Jacobs dans l’univers bruxellois malgré sa reputation d’ermite du Bois des Pauvres vivant au fin fond du Brabant Wallon, il était intéressant de le dessiner dans cet environnement typique. J'ai fait beaucoup de recherches sur les architectures de l'époque. L'architecture bruxelloise est d’ailleurs ce qui m'a donné le plus de plaisir à dessiner.

A partir de là, j'ai essayé de réunir ce contexte urbain avec toute une partie de la signalétique emblématique de Jacobs. Mais cette couverture est à part du reste du livre dans lequel il y a finalement assez peu de references graphiques directement liées à ses albums. Je n'ai pas voulu forcer la dose car cela aurait pu vouloir dire : "regardez comme je connais bien le truc".

Y- aurait-il un autre grand dessinateur mythique dont vous aimeriez dessiner la vie ? Ou un autre artiste (musicien, comédien, etc.) ?
Il y en a beaucoup. Charles Marie de la Condamine, explorateur et scientifique qui a, entre autres, "inventé" le mètre. Il y a Joséphine Baker, avec un univers des années 30 qui est intéressant à explorer. En même temps, je n'ai pas envie de me spécialiser et de m'enfermer dans les biographies. Mais un autre dessinateur de BD, non, pas du tout.

En 2005, vous avez dessiné un album "Dans la Secte" (Ed. La Boîte à Bulles), dans un genre différent. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
C'était également une biographie mais qui partait d'une envie de pédagogie à partir de l’histoire assez terrifiante d'une amie qui avait vécu avec les scientologues. J'avais vraiment envie de raconter cette histoire.

Vos prochains projets ?
Je suis toujours sur la série “Marion Duval”. Ensuite, Rodolphe et moi travaillons actuellement sur un nouveau projet pour les éditions Delcourt. Comme ils ont bien aimé notre travail, ils souhaitent continuer cette fructueuse collaboration. Peut-être avec un récit se déroulant dans les années 60...


Interview réalisée par Ludovic Gombert le 27 septembre 2012.